Des étrangers au paradis


Retranscription d’une conversation anodine entre votre serviteur et un quidam prétendument bédéphile dont le nom ne mérite pas ici d’être cité.

Un abruti quelconque: Hé! C’est toi qui a dessiné ça?

Moi: Hein…heu…ah bah non. C’est Terry Moore.

Abruti: Terry qui?

Moi: Non mais c’est Strangers In Paradise, le meilleur comics du monde.

Abruti: Et ça parle de quoi?

Moi: Bin, c’est l’histoire de deux filles, leur vie, leurs amours…

Abruti: Attends?! Y a pas de super pouvoirs? Des mecs en collant? Personne ne tire de laser avec ses yeux? C’est pas un vrai comics…

(bruit lourd d’un parpaing volant à l’horizontale qui atteint sèchement une mâchoire inférieure)

Moi: Oui! Il existe des comics qui ne parlent pas de super-héros! Si tu veux bien arrêter de saigner sur mes chaussures, je t’explique…

(Bon alors c’est vraiment pas pour tailler des costards, mais penser qu’un pays qui a vu naître Charles M. Schulz, Will Eisner, Chris Ware, Art Spiegelman ou Bill Watterson n’est capable que de produire de la bd de super-héros, m’invite à me demander si certaines personnes ne devraient pas échanger leur nouveau modèle de téléphone portable qui fait même les frites contre une carte de bibliothèque, histoire d’ouvrir quelques peu leurs horizons.)

Donc…Strangers In Paradise a débuté comme une mini-série auto-édité par Terry Moore en 1993 (le genre autodidacte-je-dessine-dans-ma-cuisine) avant de devenir un vrai succès tout au long de ses 106 chapitres (conclue aux USA, la série est à mi-course dans sa version française).

Je rêve de toi

Strangers In Paradise (titre inspiré de la chanson de Tony Bennett, on dit aussi SIP pour faire court) c’est l’histoire de Francine Peters, grande gigue texanne brune et rondelette, très fleur bleue et toujours plaquée par des beaufs machos et de Katina “Katchoo” Choovanski, petit blonde bisexuelle et volcanique. Meilleures amies au lycée, elles se sont perdues de vue pendant quelques années. Quand la série commence, elles sont en colocation et Katchoo aimerait bien qu’il y ai plus que de l’amitié entre elle et Francine. Apparaît alors le jeune David Quin qui tombe amoureux de Katchoo.

Ce triangle amoureux, cœur narratif de la série pourrait faire croire à une banale bd romantique mais Moore offre une psychologie réellement complexe à ses personnages. Il incorpore également à l’histoire des éléments de comédie burlesques digne d’un sitcom ainsi que du thriller TRES noir (la série revient sur le passé obscur de certains personnages, avec révélations en pagaille, complots, secrets, meurtres, mafia etc…) qui changent l’ambiance et le tempo de la série.

Voici enfin un comics qui peut se targuer d’explorer réellement la psychologie, de sonder l’âme de ses personnages, sans mondes parallèles ni besoin compulsif de désaper ses héroïnes toutes les trois cases pour faire du chiffre.

« Sans amour, nous ne sommes que des étrangers au paradis. »

Ce qui rend SIP tout à fait à part dans la production bd mainstream c’est aussi son dessin. Terry Moore dessine les plus belles femmes du monde. Point. (Bon, ça c’est fait…) Sachant masquer ses lacunes (décors et véhicules en particulier, surtout au début de la série), Moore concentre ses cases au plus près des visages de ses protagonistes, leur insufflant ce supplément d’âme qu’aucun autre dessinateur n’a jamais su donner et plante des expressions d’une justesse absolue dans un noir blanc pur irrésistible à peine entaché par des trames parfois maladroites exigées par sa maison d’édition.

Sur le fond, la narration fait le grand écart entre plusieurs ambiances qui parfois s’enchevêtrent, Moore n’hésite pas à triturer la chronologie pour brouiller les cartes, se permettant de nombreux flashbacks, flashforwards mais aussi des scènes purement conditionnelles qui explorent certains choix potentiels de ses héroïnes (Francine qui s’imagine vieille, mariée, avec une fille).

Sur la forme c’est encore plus ambitieux: Non seulement la mise en page est toujours très travaillée mais Moore fait de certains chapitres des parodies de strips célèbres (comme Calvin & Hobbes ou Peanuts) ou de la série télé Xena la guerrière, adaptant son dessin en conséquence. Certains chapitres sont même narrés sous forme purement textuelle (une partie de l’histoire est en fait racontée via un manuscrit lu par une éditrice, présentée par la fille de Francine dans un futur incertain) et sont complétés de rapports de police, de photographies, d’extrait de journal intime ou encore de chansons et de poèmes. Tous ses éléments apportant encore plus de profondeur et de densité au récit.

Pour résumé, Strangers In Paradise est une série atypique et pleine d’humanité, où la part belle est faite à la psychologie de personnages féminins complexes et attachants (ce qui, il faut bien l’admettre, est plutôt rare dans l’univers testostéroné et linéaire du comics US). Récipiendaire de plusieurs prix (Eisner Awards, GLAAD Awards. On l’indique toujours, c’est parfait pour se la péter dans les soirées mondaines) SIP mérite grandement que l’on y jette un coup d’oeil. Alors n’hésitez pas.

Trois éditeurs différents s’étant succédés pour la vf, il est un peu chaotique d’obtenir les 8 premiers tomes. Toutefois, les éditions Kymera (actuellement aux commandes de la pubication en vf) sont en train de republier les anciens volumes afin de faire la jonction avec les nouveaux. On peut trouver des intégrales (6 volumes petit format) en version anglaise. Il n’y a donc pas d’excuse pour ne pas découvrir cette grande série. Au moins pendant ce temps-là, vous ne devrez pas apprendre les chorégraphies de Glee.

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One Response to Des étrangers au paradis

  1. Ca a l’air passionnant ! Merci pour ce bel article !

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